Un peu plus tard, soucieux de voir ses intendants et métayers surveiller la fabrication de la bière, CHARLEMAGNEmultiplie les ordonnances régissant la qualité des matières premières employées. A Noël, chaque brasseur est invité à la cour oùCHARLEMAGNElui fait l'honneur de tester son brassin.
L'empereur, représentant l'autorité temporelle divine sur terre, se substitue aux dieux :
« En hiver, brassez de la bonne bière, ne brassez pas l'été. En mon empire, je veux, à satiété, de la bière de qualité, brassez de la bonne bière, car par mon impériale couronne, une bonne bière, cela plait à l'empereur sur son trône. »
Ses successeurs ne seront pas en reste : LOUIS LE DEBONNAIREinclura, en 822, une brasserie et une malterie dans la fondation de l'Abbaye de Corbie en Westphalie ; CHARLES LE CHAUVE, en 862, accordera 90 boisseaux d'épeautre aux moines de Saint Denis.
Au fil du temps, nombres d'abbayes accueillent en leur sein des brasseries, comme les abbayes de Gorze et Metz en Lorraine, de Cluny, ou de Saint-Waast à Arras, Saint-Trond en Belgique... Les moines buvaient de l'eau, du babeurre et de la cervoise, sauf en Irlande, où la consommation d'alcool était prohibée. Voici une conversation entre deux abbés, relatée dans un document du premier siècle ; le premier :« ici, la boisson d'oubli de Dieu est interdite », l'autre répondit : « Eh bien ici, les moines en boivent et ils iront au Paradis au même titre que les vôtres. » Cela n'empêchait pas les couvents qui observaient cette abstinence de brasser de la cervoise pour leurs hôtes.
C'est à cette époque que vont naître les Trappistes et les Bières d'Abbayes. La bière enregistre alors une avancée considérable dans l'art de son brassage. Ce « pain nourricier » était le parfait réconfort du corps et de l'âme des moines en fin de carême et de jeûne et il fallait une pénitence gravissime pour qu'un moine boive de l'eau.
« Une bière d'abbaye ne se boit pas, elle se déguste. On ne s'en désaltère pas avec nonchalance, on la sirote avec déférence. Elle inspire le respect au consommateur éclairé, car il est conscient que son verre ne contient pas seulement un délicieux breuvage, mais aussi le fruit d'un mythe séculaire »
Marie Anne WILSEENS
Les abbayes bénédictines comme celle de Saint-Gall en Suisse ou Weihenstephan en Bavière, sont très vastes et abritent jusqu'à trois brasseries, où sont fabriquées trois types hiérarchiques de bières : la « prima melior », à base d'orge est la meilleure que l'on réserve aux hôtes de marque, à l'évêque ou au révérend père ; la « cerevisia potio fortis », faite d'avoine, sert à la consommation courante des moines, et la « tertia cervisia debilis » est la petite bière, servie au tout-venant (nonnes, novices, pèlerins pauvres...).
En Alsace, comme dans toute l'Europe, dès le 9ème siècle, les monastères se multiplient et se trouvent confronté aux besoins alimentaires des bâtisseurs de cathédrales et des milliers de pèlerins en transit. Les moines cultivent leurs terres et collectent les boisseaux d'orge pour fabriquer leur propre bière. Mais, la bière, boisson diabolique, est abandonnée par l'église catholique, qui se tourne vers le vin, jus sacral de la treille. En 1259, ARNOLDUS installe à Strasbourg la première brasserie-malterie roturière, IMPASSE DE LA BIERE... L'influence grandissante de l'église chrétienne ayant chassé ou assimilé les anciens dieux et les anciennes croyances, il fut nécessaire de trouver un roi et des saints pour louer la bière, ce fut entre autres GAMBRINUS ou SAINT ARNOULD...
Au 16ème siècle, parallèlement aux brasseries séculières, de nombreuses brasseries roturières voient le jour, ouvertes par des tonneliers. C'est à ce moment-là qu'apparaissent également les épices venues des Indes et que les brasseurs vont utiliser pour parfumer la bière. Les princes évêques, bavarois pour la plupart, vont se heurter économiquement à l'épice montante de la bière, le houblon... Et ces mélanges d'épices vont faire suspecter la bière de commerce avec le diable.
La bière sacrée redevient boisson rituelle et ésotérique des croyants et elle est décriée par l'église catholique, jalouse de son emprise. La bière laisse alors définitivement la place au vin, assimilé au sang du Christ, dans les couvents et abbayes, au point de se voir qualifiée de païenne malgré son intermède monacale.
Les deux cultures brassicole et viticole se retrouvent rivales et s'affrontent au cours de la guerre de Trente Ans : Côté protestant, la bière est recueillie par LUTHER, dont l'épouse est une ancienne brasseuse formée dans un monastère, et l'élève au rang de boisson sacrée de la Réforme, sueur de l'orge, fruit vertueux et économique du labeur humain qui s'exprime lors des 13 travaux qui mènent du semis au demi : « le vin est un don de Dieu, la bière une tradition humaine ».
La bière et le métier de brasseur se répand alors dans toute l'Europe du Nord au fil des conquête de la Réforme durant la guerre de Trente Ans, à l'exception de la Bavière, où les nobles sont de riches brasseurs qui ont pu se payer des armées de mercenaires pour se défendre. Au 19ème siècle, il y a 80 brasseurs à Strasbourg, tous sont protestants...
La Révolution Française va offrir à la bière la reconnaissance sociale et la naissance officielle de la profession de brasseur. Considérée comme privilégiée, la Corporation des tonneliers est supprimée, de fait, elle se scinde en deux métiers distincts, tonneliers et brasseurs. Les brasseurs étaient des tonneliers : à cette époque, le brassage ne se faisait que de la Saint Georges (29 septembre) à la Saint Michel (23 avril), le brasseur devait avoir un autre métier, et le plus adéquat était celui de tonnelier...
La religion est donc remisée au fond des sacristies, hormis pour les abbayes trappistes (belges, néerlandaises et allemandes) et l'abbaye d'Ommegan dans le Wisconsin (USA), propriété de la brasserie DUVEL en Belgique.
Aux 19ème et 20ème siècles, la science l'emporte sur le mysticisme, laissant la religion loin de la bière. Aujourd'hui, exit les dieux et place aux idoles et aux icônes... Deux mondes s'affrontent dans un combat qui rappelle celui des dieux et des hommes, autrement dit les grands groupes contre les brasseries artisanales, qui se partagent aujourd'hui le marché.